Ce que la pensée de Donna Haraway fait aux pratiques philosophiques et militantes

Ce que la pensée de Donna Haraway fait aux pratiques philosophiques et militantes

Par Frédérique Muller (PointCulture) et Julien Didier (Mycelium)

Le 15 octobre 2020, PointCulture et Mycelium organisaient la projection du film  » Story Telling for Earth Survival » suivie d’une rencontre avec Nathalie Grandjean (professeure de philosophie à l’Université de Namur) et Rachel Hoekendijk (doctorante en philosophie à l’ULB), animée par Julien Didier (Mycelium) autour de l’influence de la pensée de Donna Haraway sur les pratiques philosophiques et militantes.

Cet article est le récit de la conversation qui a pris place avec le public après la projection du film.

Introduction au film  » Story Telling for Earth Survival »

Ce documentaire (https://earthlysurvival.org/) est un film-portait de Donna Haraway réalisé en 2016 par Fabrizio Terranova, chez elle en Californie, qui mêle le récit de sa vie à celui de sa pensée foisonnante. La forme du documentaire épouse cette forme de pensée hybride et brouille à son tour les frontières entre réel et imaginaire.

Ce film invite à découvrir et creuser l’approche d’une philosophe qui nous pousse à penser au-delà des catégories habituelles de la réflexion et se révèle très utile à l’heure où nos repères politiques, sociaux et moraux issus de la modernité sont bousculés de toute part sans qu’il soit facile de trouver de nouvelles voies pour nous orienter et voir clair à travers le trouble.

Mais de quel(s) trouble(s) parle-t-on au juste? Avant toute chose certainement du trouble lié à la dégradation de nos liens avec l’ensemble du vivant et la destruction massive des écosystèmes, nommé entre autres « anthropocène », mais que Donna Haraway invite à regarder d’une manière moins globalisante qu’à travers des courbes d’émissions de CO², pour s’attacher aux réalités concrètes de ces destructions. Mais il est aussi question du trouble induit par notre rapport dominant au monde, qu’il s’agisse de la manière dont le colonialisme  a organisé la conquête et l’exploitation de peuples et de territoires sur les cinq continents ou de la manière dont le patriarcat organise jusque dans les moindres détails la mise au ban des femmes et des minorités sexuelles et de genre. Devant l’étendue du désastre, Donna Haraway nous invite à ne pas céder au désespoir, ni au fatalisme, ni encore à la recherche d’une nouvelle alternative applicable en tout lieu et qui puisse nous rassurer. Son propos est crucial à l’heure où les idées mêmes de vérité ou de science se retrouvent questionnées pour le pire ou le meilleur, ouvrant la voie tant à des mouvements d’émancipation populaires enthousiasmants qu’à des courants complotistes et des régimes populistes surfant sur la vague de la post-vérité et des « alternative facts ».

Pour penser des manières d’habiter le monde et de faire société au-delà des visions modernes, héritées du capitalisme patriarcal et colonial, Donna Haraway nous invite tout d’abord à ouvrir nos imaginaires, en s’empêchant de penser les choses comme « naturelles et immuables » pour prendre conscience du caractère malléable de ce qu’on appelle « nature », « humain », « femmes », « machine » ou encore « animal ». Elle nous pousse ensuite à apprendre à regarder avec de nouveaux yeux, à aiguiser notre sens de l’attention, pour apprendre à penser-avec notre milieu, depuis des situations particulières plutôt que trop générales, à reconnaître à quel point notre vision est « située ». Elle nous emmène enfin dans des mondes encore en devenir, créés par la force de nouveaux récits que nous pourrons créer, des récits qui ne mettent plus systématiquement l’humain ou l’homme blanc au centre, mais qui racontent des histoires croisées, des histoires d’interdépendances entre insectes, mammifères, plantes, humains, coraux, ou même symbiotes humains-animal, des histoires qui permettent de penser la continuité de la vie au-delà des destructions massives et de la mort.

 

Julien : Nathalie et Rachel, pour commencer cette discussion, pouvez-vous me dire comment personnellement la pensée de Donna Haraway (D.H.) inspire vos  pratiques philosophiques ou militantes ?

Nathalie :

Je dirais qu’une des principales spécificités de la pensée de D.H. est que son approche est  une porte qui permet de sortir d’une approche philosophique académique. Elle fait intervenir des métaphores et elle fait vivre les métaphores comme des figures. C’est une caractéristique de sa pensée qui la met hors-champ mais qui offre des possibilités d’accroche, notamment pour les militants. Les métaphores nous permettent de penser différemment que ce que la pensée rationnelle moderne classique autorise. C’est un aspect un peu magique de la pensée de Donna Haraway. On peut entrer dans sa pensée par une brèche qu’elle aurait laissée ouverte.

Rachel :

Je parle du point de vue de quelqu’un qui a étudié la philosophie et quand j’ai vu ce documentaire, j’y ai trouvé de l’espoir car je me sentais un peu enfermée dans le carcan universitaire qui encadre la pensée. La forme universitaire permet beaucoup de choses mais est aussi aliénante. La première fois que j’ai vu ce documentaire, je me suis dit qu’il se passait là quelque chose, même sans être certaine de tout comprendre. Il y a là une vie de la pensée, quelque chose qui nourrit la pensée de Donna Haraway qui nourrit aussi ma propre pensée, qui l’anime et qui la libère.

Je suis aussi touchée par rapport aux non-dits dans la recherche. Elle explique que toutes ses idées viennent d’autres auteurs, des livres que d’autres lui ont donnés. C’est ce jeu de la ficelle, de partage. On pense en réalité toujours en réseau. Dans le film, Donna Haraway évoque par exemple les travaux de son mari. C’est sans doute mon passage préféré. Ce travail fait aussi partie de sa vie. Les passions de son mari font aussi partie de sa pensée. Et c’est en effet ainsi que se fabrique la pensée, au contact des autres.

En tant que militante, l’aspect incarné de Donna Haraway est aussi inspirant. Cela permet de faire exister des choses. Dans l’histoire des Camille, l’imaginaire prend une forme délirante mais aussi complètement réelle. Elle y raconte que les erreurs sont nécessaires et qu’il y a une vraie joie dans le prendre soin. Ce sont des choses qui correspondent à ma manière de vouloir être militante. Les fils passent à travers l’histoire et ne s’arrêtent pas aux erreurs. Il y a là quelque chose de riche dans la manière de vivre les choses et de les passer à d’autres.

Julien : D.H. est historiquement connue pour avoir beaucoup apporté à la pensée féministe, mais semble aujourd’hui beaucoup parler aussi aux écologistes. Que peut-elle nous apprendre depuis ce point de vue?

Nathalie :

Dans ses travaux, Donna Haraway s’est souvent attachée à discuter la question de la nature. Depuis sa thèse jusqu’à son dernier ouvrage « Vivre dans le trouble », elle tourne beaucoup autour des questions de la définition de la « nature », sur ce qui fabrique la nature, sur le processus de « naturalisation ». À travers toutes ces questions, il y a une question écologique, mais qui n’est pas toujours traitée explicitement en tant que telle par Donna Haraway.

La question écologique est surtout présente dans ses derniers travaux et est posée de manière très régénérante. Elle ne répète pas un discours de collapsologue qui décrit une fin du monde en préconisant son acceptation et en s’interrogeant sur sa traversée. Donna Haraway propose une alternative face à ce même constat de destruction des écosystèmes. Elle propose le concept de chthulucène, qui est avant tout une proposition d’un autre rapport au monde. Elle suggère, avec ce mot, de sortir du rapport habituel au progrès et au futur, d’adopter un autre rapport au temps qui apporte de la densité au présent. Il s’agit en fait de renégocier le présent, de l’épaissir en y incorporant d’autres récits. Le film termine ainsi sur cette proposition des Camille, des êtres hybrides qui forment la communauté du compost. Je sors toujours de ce film un peu engourdie, comme prise dans une sorte de boue. Ces récits ne sont pas de simples contrepropositions. « This is not game over », pour Donna Haraway il y a toujours des brèches possibles. Il s’agit d’imaginer d’autres récits avec aussi d’autres incorporations. Et incarner son récit fabrique de l’espoir et régénère.

Question du public : D.H. parle beaucoup de technologie, de cyborg et notamment, son histoire des Camille met en scène des créatures augmentées par une forme de biotechnologie. Comment combine-t-elle cela avec un discours écologiste?

Nathalie :

Donna Haraway est historiquement connue pour son « Manifeste Cyborg » paru en 1985. Elle y écrit que nous sommes déjà tous des êtres hybridés à la technologie, et ce, sous une forme politique puisqu’il s’agit d’un manifeste. Ce faisant, elle invite à dépasser une binarité très présente dans les débats écologiques, entre les pro et les anti-technologie. Dans notre histoire, la technologie a toujours été placée dans un rapport d’extériorité. Elle est soit salvatrice, soit néfaste. Donna Haraway déjoue cette opposition entre deux propositions : « il faut soit dominer les outils, ou être dominé par eux. » Elle se place dans un présent déjà fort imprégné de technologie et se demande plutôt comment habiter avec.

Sur le plan écologique, cette question de la technologie est par ailleurs sans doute un peu plus complexe, notamment sur le plan climatique. Son objet est davantage lié à une manière de poser la question.

Par ailleurs, elle lie aussi cette question à la question du genre, notamment dans l’histoire des Camille. Elle joue avec les frontières du genre tout autant que des frontières de l’humanité, et ce, dans un vrai rapport d’empathie.

Story telling for earth survival

Julien : Et comment cette invitation à dépasser les dualités peut nourrir aussi les réflexions féministes actuelles ?

Rachel :

La figure de la cyborg proposée par Donna Haraway a créé une sorte de polémique dans un contexte féministe fort alimenté à ce moment-là par la figure de la Déesse et certain.e.s y ont vu une opposition entre une figure « naturelle », la Déesse, et une figure « artificelle », le.la Cyborg. Là encore, il ne s’agit pas de créer une opposition mais de complexifier. C’est aussi une manière de rappeler le trouble, de dire : on ne va pas résoudre ça, il faut vivre avec. Donna Haraway nous pousse toujours à ajouter des couches à la pensée.

Le genre est lui aussi une hybridation de plusieurs aspects différents, habituellement rangés dans des cases distinctes. Rouvrir ces cases permet d’épaissir le réel, sur les questions de genre, d’écologie, etc.

Nathalie :

Son travail général en termes d’émancipation est un travail de subversion des catégories. Elle les « décongèle ».

De la même manière, après son travail sur la cyborg rédigé dans une optique féministe, elle écrit sur les espèces compagnes alors qu’on l’attendait encore sur la question féministe. Elle est encore dans la transgression en posant la question différemment : Avec qui est-ce que je crée des relations ? Avec qui est-ce que je vis ? Elle nous amène à penser la sortie de l’exceptionnalisme humain et elle arrive à poser cette question avec quelque chose de très humble et de très ordinaire. Elle nous invite à penser comment sont construites les catégories.

Rachel :

Elle ne parle d’ailleurs pas des chiens mais de son chien. Elle situe toujours ses propos dans des situations particulières. Dans son épistémologie, dans son rapport au savoir, c’est important. Pour Donna Haraway, toutes les représentations sont situées. Elle revendique le droit de penser avec ce qui l’entoure. Par rapport à la militance, Donna Haraway amène de ce fait à imaginer ce qui peut être une solution féconde dans ce contexte ici et maintenant, et non en général.

Julien : D.H. trouve souvent le moyen de dépasser certaines dualités figées, ce qui fait qu’il est parfois difficile d’être en désaccord avec elle. Mais il y a aussi dans son travail des positions qui sont potentiellement très controversées, comme le fait de se situer en faveur d’une réduction de la taille de la population humaine. Comment situer son positionnement sur la natalité, notamment face à des mouvements néo-malthusiens voire éco-fascistes qui réclament aussi une réduction de la natalité?

Rachel :

Quand elle fait cette proposition, elle ne le fait pas dans une optique de culpabilisation de l’être humain qui serait intrinsèquement mauvais. Elle conserve une approche pragmatique et interroge sur ce qu’il est possible de faire de positif dans des situations particulières. Elle pousse à penser comment vivre avec le trouble. Elle invite à un imaginaire pragmatique autour d’un futur souhaitable. Cette posture éthique permet de déployer d’autres mondes possibles dans la joie et la créativité.

Nathalie :

Elle dit aussi qu’on peut faire famille autrement, qu’on peut être parent autrement, qu’on peut créer des apparentements, créer du lien, faire un lieu de vie qui fait office de famille à contre-courant des normes patriarcales. Il ne suffit pas pour elle de faire des enfants pour faire une famille. Il n’y a pas chez elle qu’un message de dénatalisation un peu malthusien, il y a aussi une invitation à faire famille autrement.

Question du public : Et comment se situe-t-elle par rapport à des grandes idéologies et notamment quand elle se dit profondément matérialiste en référence à Marx?

Nathalie :

Donna Haraway a écrit un « manifeste ». Elle fait une référence explicite à Marx. Elle pense que nous avons encore besoin de ces clés de lecture qui mettent en lumière les mécanismes de domination. Celles-ci permettent aussi de passer à l’action. En même temps, elle se méfie des approches dogmatiques et le marxisme a généré beaucoup de dogmatismes. Il faut aussi garder à l’esprit qu’aux USA, nous n’héritons pas de la même histoire du marxisme qu’en Europe.

Rachel :

Dans le premier paragraphe du « Manifeste cyborg », elle écrit une ode au blasphème. Elle préconise de prendre toujours beaucoup de distance avec les « ismes ». Le blasphème, ce n’est pas de l’apostasie. Il ne s’agit pas de renier, mais d’hériter de manière infidèle. Il s’agit d’hériter, d’hériter aussi de la puissance des choses comme le marxisme ou l’anarchisme mais de conserver le droit de désobéir pour créer quelque chose de nouveau.

site du film : https://earthlysurvival.org/

Newsletter d’hiver 2020 – Avancer dans l’obscur

Newsletter d’hiver 2020 – Avancer dans l’obscur

Chèr.e.s vous,

Cette newsletter arrive juste avant le solstice d’hiver, nommé Yule dans les traditions païennes, qui est le moment de l’année où la nuit est la plus longue. Si les mois qui viennent seront encore marqués par l’hiver, le froid et l’obscurité, Yule marque néanmoins le moment où l’on sait que la lumière reprend peu à peu de la place et nous invite à patienter tout en préparant le retour à des périodes plus actives et sociables.

C’est peu dire que cette fin d’année 2020 est marquée par un obscur qui dure et mine la motivation et l’énergie que nous trouvons habituellement dans la chaleur de nos communautés, nos familles biologiques ou choisies, pour célébrer ces moments de passages.

Face à la persistance d’une pandémie qui reprend force dès que nous baissons la garde, nos capacités de résilience sont mises à l’épreuve. Que ce soit sur le terrain de la précarité, de l’isolement et de la santé mentale ou de la restriction de liberté pas toujours justifiée, nous devons trouver de la force en fin d’une année qui nous aura laissé peu de répit.

Pour nous aider à tenir, nous devons rivaliser de créativité pour entretenir nos liens autrement, nous pouvons chercher de l’inspiration pour réorienter nos engagements et nous devons nous rappeler qu’il est permis et même encouragé de demander de l’aide quand nous manquons de force. Des pratiques de résistance et de résilience qui nous permettent d’avancer dans l’obscur avec l’espoir de voir revenir plus de lumière bientôt et nous redonner plus de souffle de vie.

Au plaisir de vous retrouver en 2021,

Bénédicte, Julien et Jérémie du cercle coeur de Mycelium.

ACCES VERS LA NEWSLETTER COMPLETE