Inviter l’intime en écologie : un acte politique de l’écoféminisme ?

Inviter l’intime en écologie : un acte politique de l’écoféminisme ?

Par Laura Silva Castañeda (version téléchargeable ici)

L’écoféminisme gagne du terrain dans nos contrées francophones[i], après une longue période d’indifférence, voire de rejet à son l’égard. Les barrières s’estompent, laissant place à une redécouverte enthousiaste et résolument bienvenue en ces temps de désastres écologiques. A l’instar du contexte de menace nucléaire ayant vu l’émergence de ce mouvement, notre époque engendre peur, colère, sentiment d’impuissance et de profonde tristesse. Et c’est sans doute de l’accueil et de la métamorphose de ces émotions qu’il tire l’une de ses forces. Les mobilisations écoféministes surprennent par leur joie et leur inventivité : la force de la vision et de l’imaginaire, de l’art, du théâtre, de l’esthétique, des rituels. L’expérience ressentie, le corps et l’émotion y reprennent leurs droits face aux chiffres et aux grands discours politiques. A la fois courant d’action et de pensée, l’écoféminisme suscite aujourd’hui un engouement certain dans divers milieux féministes et écologistes et ce pour de multiples raisons, chacun se le réappropriant à partir de ses propres sensibilités.

Sans chercher à extraire de ce foisonnant univers une proposition centrale[ii], j’aimerais en tirer un fil d’une texture particulièrement précieuse pour l’écologie de notre époque. On peut en effet déceler, au cœur de l’écoféminisme, une invitation à renouer un lien d’intimité avec la terre. Cette invitation prend son sens dans le contexte particulier d’une culture marquée par une profonde coupure entre l’humain et la « nature », coupure ayant rendu possible les rapports de domination et de destruction à l’origine de tant de ravages. Se relier à la terre peut sembler anodin de prime abord, la proposition est pourtant audacieuse à plus d’un titre, et ce principalement vis-à-vis des deux traditions dont ce mouvement procède : l’écologie et le féminisme. Enfin, même si ce type de lien relève de l’intime, il n’est pas pour autant à circonscrire au privé, à l’individuel ou au développement personnel. Il peut s’avérer profondément politique dès lors qu’il participe d’une transformation de nos manières d’être en relation, d’habiter le monde, mais aussi de s’engager face à la destruction du vivant. En déroulant ce fil, j’aimerais me faire la porte-parole de cette sensibilité particulière, celle d’un lien intime la terre comme source et lieu de l’engagement.

Renouer un lien d’intimité avec la terre

Les dimensions intimes de notre relation à la terre peinent à être nommées, exprimées, revendiquées publiquement dans une société qui valorise les principes généraux et l’objectivité du chiffre. C’est pourtant le défi qu’ont relevé nombre d’écoféministes en affirmant un certain mode de rapport au monde que je qualifierai ici d’« intime ».

L’ « intime » renvoie à ce qui est le plus au dedans, à l’intérieur, par opposition à ce qui serait plus extérieur, distant. Comme mode de rapport au monde, il qualifie ce type de relation qui émerge quand on se laisse toucher au plus profond, cette relation qui nous affecte, nous rend sensible, nous fait vibrer.  Les émotions, le corps et les sens, voire même les vibrations et l’énergie, ont droit de cité dans les discours et les pratiques écoféministes. Il n’y est pas seulement question d’un rapport au monde de type moral ou éthique, qui accorderait avant tout de l’importance aux grands principes qui guident nos comportements et nos institutions. Il n’y est (surtout) pas question d’un rapport de type instrumental qui aborderait le monde au prisme de la gestion et des solutions techniques[iii]. Le mode de rapport intime implique d’ailleurs de déployer d’autres formes d’expression et de partage : la poésie, l’art sous toutes ses formes mais aussi le rituel.

Toutes les écoféministes sont-elles sensibles à l’intime ?  A cet égard, il peut être utile de distinguer l’écoféminisme dit « culturel » de l’écoféminisme social ou socialiste, moins sensible, voire critique, à l’égard de cette dimension de reconnexion à la terre. On qualifie de « sociales » et de « socialistes » les écoféministes qui utilisent une grille d’analyse matérialiste visant à développer une théorie unifiée de l’oppression. Il est à noter toutefois que le qualificatif de « culturel » a été apposé par les écoféministes sociales et non pas par les écoféministes regroupées sous cette appellation. Seule l’une d’entre elles, Charlene Spretnak, se qualifie de la sorte[iv]. J’y vois néanmoins une catégorie utile pour éviter dans cet article le label plus répandu, mais à mon sens plus restrictif, d’ « écoféminisme spirituel ». En effet, la connexion à la terre ne relève pas nécessairement du domaine du spirituel. De plus, cette catégorie présente le risque de suggérer des oppositions simplistes : entre spirituel et rationnel ; spirituel et matérialiste (là où, à certains égards, les écoféministes matérialistes pourraient sembler plus éloignées de la « matière » que celles invitant à renouer un lien intime au vivant).

Ces catégories sont toutefois à prendre avec des pincettes. Nombre de penseuses écoféministes se laissant travailler par différents courants de pensée, leurs positions sont souvent plus nuancées que ne le laissent entrevoir les catégorisations. Plus qu’une proposition articulée depuis un courant bien défini de l’écoféminisme, je préfère voir dans le souci du lien intime à la terre l’un des fils qu’il est possible de tirer de ce mouvement. Une question reste toutefois ouverte : pourquoi s’agirait-il de re-nouer ? Un peu d’histoire s’impose…

L’histoire d’une coupure : le dualisme nature/culture

Le mouvement écoféministe s’est construit sur la mise en évidence de la destruction croisée des femmes et de la nature. Ces deux formes d’oppression ne sont pas simplement concomitantes et parallèles. Elles sont profondément liées car découlant d’une même culture qui divise et hiérarchise, une culture marquée par un dualisme nature/culture inscrivant l’humanité en opposition, et en supériorité face, au reste du monde vivant. Les racines de ce dualisme sont profondes dans notre culture occidentale et les écoféministes ont largement contribué à leur exploration en pointant notamment les étapes cruciales de l’avènement de la science moderne et du capitalisme.

Dans The death of Nature, Carolyn Merchant[v] relit l’histoire de l’essor de la méthode scientifique moderne comme un moment charnière tant dans le rapport à la nature que dans le rapport aux femmes. Merchant voit dans la révolution scientifique, et plus spécifiquement dans la philosophie mécaniste cartésienne, une remise en question profonde de la conception « organique » qui prévalait antérieurement. A la vision des femmes et de la terre comme nourricières, est supplantée une vision mécaniste qui ouvre la voie à une exploitation décomplexée de la nature, libérée des contraintes éthiques qui étaient associées à la conception organique de la nature. Elle décèle dans l’œuvre de Bacon, considéré comme le père fondateur de la méthode expérimentale moderne, une imagerie sexuelle brutale, l’idée étant de contraindre la nature et de pénétrer ses secrets cachés, à l’image d’une femme qu’on viole. Ainsi levées, les contraintes qui pesaient sur l’exploitation de la terre ont laissé le champ libre aux autorisations légitimant le « viol de la nature pour le bien des hommes »[vi].

L’imagerie décortiquée par Merchant regorge également de références aux méthodes d’inquisition prévalant lors de la chasse aux sorcières. Souvent relégué au folklore ou à l’anecdotique, ce moment clé de notre histoire a été exhumé par l’écoféministe Starhawk, l’une des premières a avoir pointé l’ampleur du phénomène et son lien avec l’expropriation de la paysannerie européenne et l’origine du capitalisme[vii]. C’est sur cette histoire que revient Federici dans son livre Caliban et la sorcière[viii] dont la visée principale est de revisiter le développement du capitalisme depuis une perspective féministe. Federici n’aborde pas directement la question de l’articulation femme/nature, son travail est cependant une source d’inspiration importante pour le mouvement écoféministe dans le sens où il met à plat, de manière à la fois documentée et percutante, le bouleversement majeur qu’a constitué la persécution de centaines de milliers de sorcières à l’aube de l’époque moderne. Elle démontre que la chasse aux sorcières des XVIème et XVIIème siècles a été aussi importante pour le développement du capitalisme que l’expropriation de la paysannerie européenne et la colonisation. Cette guerre menée contre les femmes est notamment expliquée par le fait que, dans la société capitaliste, le corps a été pour les femmes le terrain de leur exploitation, celui-ci ayant été approprié comme moyen de reproduction. La révolution industrielle s’est construite sur ces bases : la terre et les femmes ayant été réduites à des ressources productives ou reproductives.

Suite à cette relecture de l’histoire, renouer avec la figure de la sorcière prend un sens particulier. Comme le note Emilie Hache, c’est « une façon de reprendre contact avec soi et le monde, en se reconnectant avec son histoirE, avec l’échec historique des femmes devant la guerre que leur a déclaré le capitalisme, mais donc aussi avec leurs peurs – peur d’être rejetée, peur d’être agressée, peur d’être méprisée, etc – une façon de se reconnecter à ses émotions, à son propre jugement, à sa propre expérience et finalement à son propre pouvoir »[ix]. Pour une écoféministe comme Starhawk, la figure de la sorcière invite également à se réapproprier notre lien au vivant, à oser écouter et déployer cette sensation retrouvée de faire charnellement partie de ce monde[x].

Le lien intime à la terre : une invitation doublement audacieuse

L’acharnement critique dont a fait l’objet l’écoféminisme pourrait être interprété comme une manière d’avoir fait payer à ce mouvement son audace. C’est en effet un mouvement d’action et de pensée qui a bousculé les codes de l’activisme et de la pensée militante en allant chercher du côté du corps, de l’articulation femme/nature ou de la spiritualité, faisant fi de toute « autorisation » de la part des écologistes, des féministes ou de l’académie[xi].

Oser l’intime en écologie

L’écoféminisme pose la question de la place de l’intime dans le mouvement écologiste. Les mobilisations écoféministes des années 80 ont constitué une source d’inspiration importante à cet égard, en révélant notamment la dimension profondément subversive des émotions quand celles-ci sont exposées sur la place publique. Vécues et exprimées collectivement, des émotions comme le désespoir ou le sentiment d’impuissance peuvent se métamorphoser en sources d’action et de puissance. Connue pour avoir cheminé sur cette question spécifique du désespoir environnemental, Joanna Macy invite à ne pas rejeter ou mettre de côté la souffrance ressentie pour le monde mais au contraire à l’honorer, car celle-ci découle de notre profonde interconnexion avec le reste du monde[xii].

La question ainsi ravivée est celle du type de relation que nous entretenons avec le reste du vivant, les « autres qu’humains ». Sur quel mode se relie-t-on? L’écologie renvoie-t-elle avant tout un enjeu de gestion (comment gérer de manière optimale des ressources naturelles) ou de morale (sur quels principes généraux faire découler nos comportements) ? Dès lors que nous prenons en compte la question ontologique de notre (non) séparation du monde vivant, un autre type de ressort se laisse entrevoir: une action non pas guidée par la volonté de gérer ou d’avoir un comportement moralement aligné mais par le type d’attention et de soin que requiert une relation entretenue avec un proche, une relation d’amitié, d’attachement, d’intimité.

Cette réflexion m’amène à tisser un lien entre l’écoféminisme et le mouvement de l’écologie profonde, dont les affinités sont importantes comme le laissent transparaître les nombreux débats académiques et ce malgré leur mise en lumière des points de divergences[xiii]. Quelle est donc cette « profondeur » de l’écologie profonde ? Selon David Abram, auteur du passionnant essai Comment la terre s’est tue[xiv], c’est le type de connaissance et de relation qu’on tente d’y déployer : une manière d’appréhender et de ressentir qui ne nous coupe pas, ne nous extrait pas de notre expérience palpable de faire pleinement partie de la toile du vivant, par opposition à un mode de connaissance détaché et impartial tel qu’idéalisé dans le monde moderne[xv]. Les partisan.e.s du mouvement de l’écologie profonde sont avant tout motivé.e.s par des affects forts et un attachement aux lieux. Selon le philosophe Arne Naes à qui l’on doit l’appellation de deep ecology, « nous n’avons pas seulement besoin d’apprendre à penser différemment notre rapport à la Nature, mais encore d’apprendre à sentir et à agir différemment. Les changements politiques nécessitent des changements affectifs en nous »[xvi].

Cette importance accordée au lien intime implique de transformer notre conception de la nature. A la vision d’une nature extérieure et objectivable, telle que transmise dans les courants dominants de l’écologie, il s’agit de supplanter une vision de la nature comme vivante, sensible, intelligente, animée et pourquoi pas sacrée. Parler de « terre mère » ou de communautés incluant les « autres qu’humains », c’est s’ouvrir à la possibilité d’une autre forme de rencontre, élargir le champ de notre expérience relationnelle, desserrer, un tant soit peu, l’étau du dualisme.

Oser l’attachement à la terre et au corps dans le féminisme

Lier femmes et nature dans une même revendication n’a pas été sans soulever une grande méfiance chez les féministes héritières d’une longue tradition visant à déconstruire l’idée d’essence ou de nature féminine. Déjà bien avant Simone de Beauvoir et son fameux « on ne naît pas femme, on le devient», se développait l’idée d’une société qui façonne la femme dès le plus jeune âge. Ces féministes s’opposant à l’idée que les femmes sont plus proches de la nature que les hommes, il n’est pas étonnant que la nature ait traditionnellement été perçue comme un piège, une manière de justifier la domination patriarcale[xvii]. Affirmer qu’il n’y a pas de nature féminine a en effet été profondément émancipateur. En même temps, cette émancipation s’est « conçue sous la forme d’un arrachement, passant par le rejet de tout ce qui nous rattache à notre corps, au biologique, à la nature »[xviii]. Il va sans dire que toute célébration d’un attachement à la terre a de la sorte été vue comme un facteur de domination et d’aliénation.

Or les écoféministes ne veulent pas de cet arrachement ! Au contraire, elles voient dans ce dernier l’une des causes de la situation catastrophique que nous connaissons actuellement. Au lieu de délier, il s’agit de transformer notre perception et notre expérience de ce lien, de revendiquer ce qui nous lie à la nature et au vivant, peu importe que l’on se vive femme, homme ou d’une autre identité de genre[xix]. Et cela passe nécessairement par une revalorisation de la nature, en la pensant en dehors et au delà de la coupure nature/culture.

Nous couper de la terre, c’est aussi nous couper de nous-mêmes. Ainsi, transformer notre rapport au vivant appelle à une revalorisation du corps, voire (quelle audace !) à une célébration du corps féminin.  Que s’est-il passé pour qu’un tel éloge du corps soit devenu impossible ? Cette impossibilité révèle l’extrême violence de cette culture qui nous contraint à dénigrer notre corps, à choisir entre un corps sans esprit ou un esprit sans corps[xx]. De cette revalorisation du corps féminin ne découle pas pour autant un éloge des rôles, comportements ou tempéraments associés à la femme comme autant d’essences ou de loi biologiques[xxi]. L’écoféminisme nous offre un beau dé-nouement: défaire ce nœud opposant de manière réductrice la volonté de déconstruction au service de l’émancipation et le souci d’une vie incarnée, charnellement engagée dans ce monde. Quel soulagement !

Oser déployer sa sensibilité, c’est notamment se glisser au plus proche de son corps, l’écouter et l’accueillir dans toutes ses spécificités : ses attributs féminins, mais aussi sa forme parfois inconfortable, son âge et son histoire, les désirs qui lui sont propres. C’est se prémunir contre l’idéalisation : du corps qui correspondrait à un canon de beauté, ou dont la seule grande réalisation serait d’enfanter. C’est aussi peut-être explorer d’autres rapports à soi que celui de l’instrumentalisation, là où la réappropriation du corps se résumerait à de la maîtrise (par exemple dans une visée d’indépendance sexuelle ou d’autonomisation par rapport au monde médical). Qui que l’on soit, d’où que l’on parte, célébrer une profonde intimité dans le lien au corps ne devrait pas être considéré comme impliquant nécessairement les « il faut » de l’essentialisme[xxii].

On décèle donc dans l’écoféministe une invitation à reprendre contact, à retrouver un lien d’intimité avec la terre : déployer sa sensibilité, oser l’attachement, se laisser toucher. Mais l’intimité a-t-elle sa place en politique ?

Le lien intime à la terre, quel rapport au politique?

« Pour celles d’entre nous qui tentent de créer cette nouvelle politique, c’est comme une quête perpétuelle de la grâce ou une formule permettant de connecter les êtres humains avec ce qu’il y a de plus profondément sensible et de plus profondément vivant en eux-mêmes » (Ynestra King[xxiii])

L’aspiration à la reconnexion relèverait-elle uniquement du domaine individuel, du développement personnel? Considérer cette dimension comme apolitique ou dépolitisante constitue de fait l’une des principales critiques adressées par l’écoféminisme social à l’écoféminisme culturel. Ainsi les explorations sensorielles, émotionnelles, intuitives ou spirituelles ne relèveraient que d’un exercice de transformation personnelle, inapte à ouvrir la voie d’un changement politique et social.

Tout en reconnaissant la pertinence que pourrait revêtir une telle critique dans des situations précises, sa généralisation s’appuie sur une vision réductrice de l’écoféminisme culturel, et du politique. Sans épuiser ici la question d’un nécessaire redéploiement de la notion de politique, je nommerai deux pistes allant dans ce sens : une centrée sur l’importance de la dimension culturelle, l’autre sur le niveau individuel de l’engagement politique et social.

Les relectures écoféministes de l’histoire ayant contribué à révéler la rupture historique et culturelle que constitue la vision de l’humain comme séparé du reste du vivant, elle nous amène à intégrer la reconnexion dans une visée plus large de transformation culturelle. En ces temps qui révèlent les limites des ressorts gestionnaires et moraux de l’écologie,  ne sommes-nous pas appelé-e-s à une transformation encore plus exigeante, un basculement de type ontologique ? Transformer nos manières d’être au monde ainsi que les valeurs qui guident notre société relève d’une transformation culturelle profonde. La reconnexion devient politique dès lors qu’elle se trouve associée à cette visée de transformation du monde et qu’elle s’articule, à ce titre, à des propositions portées collectivement.

Renouer un lien intime à la terre peut également être au service de l’engagement social et politique. Comme l’écrivent Iris Derzelle et Charlotte Luyckx, « en nous ouvrant à ce qui nous touche au plus profond, nous nous rapprochons de notre rapport le plus intime à la vie, ancre solide à laquelle amarrer notre engagement militant »[xxiv]. Elargir la communauté dans laquelle nous nous insérons, la voir et la ressentir comme étant constituée d’humains mais aussi d’autres qu’humains, peut renforcer notre désir de prendre part, tout en nous donnant d’autres assises. Se connecter à la terre, c’est ressentir dans notre chair que nous faisons pleinement partie de ce monde et ainsi se laisser toucher, déployer notre empathie, et, dans le même temps, notre souffrance, notre colère. Or quand elles sont accueillies et pétries collectivement, ces émotions nous mettent en mouvement. La terre nous offre d’ailleurs des lieux de reliance pour se déposer, composter, retrouver de l’élan. Plus le lien à la terre s’approfondit et se consolide, plus il peut également nous faire entrer dans une zone de confiance quant à la nécessité de l’engagement. Cette confiance ne réside plus nécessairement dans la perspective de résultats, elle s’ancre dans la certitude que l’engagement fait sens.  La conviction devient profondément intime[xxv] et à ce titre puissante et durable.

L’intime ne se réduit pas à l’individuel. C’est un mode de rapport au monde à se réapproprier collectivement, au travers de langages renouvelés, d’imaginaires et de pratiques collectives participant d’un effort de transformation du monde. Face au rouleau compresseur d’un monde qui écrase, réduit et oppresse tout en nous y rendant aveugles, nous avons plus que jamais besoin d’accueillir une diversité de points de vue et de pratiques au sein de nos mouvements. Dépasser le dualisme, c’est aussi s’ouvrir à la perspective que l’émancipation soit à la fois psychologique et sociale, personnelle et politique, ces dimensions se soutenant l’une l’autre. Plus foncièrement, l‘exploration de diverses formes de rencontre au vivant nécessite un renouvellement de nos manières d’envisager et de nommer ces rapports, et donc de concevoir l’écologie politique. Définitivement, et c’est heureux, cette époque exige de nous l’audace et la vitalité du politiquement insolite !

Notes

[i]En attestent autant la traduction récente de plusieurs ouvrages de référence que la multiplication des conférences, ateliers et évènements écoféministes.

[ii]Mise à part la perspective commune d’une destruction croisée des femmes et de la nature, identifier une proposition centrale à l’écoféminisme est une tâche nécessairement vouée à l’échec, voire non respectueuse de la profonde diversité de ce mouvement.

[iii]La distinction entre ces trois niveaux s’inspire, et revisite en partie, les trois « régimes d’engagement » définis par le sociologue Laurent Thévenot : régime de la justification, régime du plan, régime du proche. Voir Thévenot, L. (2006) L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.

[iv]Carlassare, E. (2016) ‘L’essentialisme dans le discours écoféministe’, In Hache, E. (ed) Reclaim. Recueil de textes écoféministes. Paris, Cambourakis.

[v]Merchant, C. (2016) ‘Exploiter le ventre de la terre’, In Hache, E. (ed) Reclaim. Recueil de textes écoféministes. Paris, Cambourakis..

[vi]Ibid, p. 157.

[vii]Starhawk (2015) Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis.

[viii]Federici, S. (2014) Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève, Paris, Marseille, Entremonde et Senonevero.

[ix]Hache, E. (2016) ‘Reclaim Ecofeminism!’, In Hache, E. (ed) Reclaim. Recueil de textes écoféministes. Paris, Cambourakis, p. 39.

[x]Starhawk, op.cit.

[xi]Hache, E., op.cit.

[xii]Macy, J. & Johnstone, C. (2018) L’espérance en mouvement, Genève, Labor et fides.

[xiii]Les débats académiques entre écologie profonde et écoféminisme ont fait couler beaucoup d’encre. Selon Ariel Salleh, “alors que l’écoféminisme et l’écologie profonde partagent un engagement à surmonter la division conventionnelle entre l’humain et la nature, une différence majeure est que l’écologie profonde apporte peu d’analyse sociale à son éthique environnementale » (Salleh, A. K. (1984) ‘Deeper than Deep Ecology: The Eco-Feminist Connection’, Environmental Ethics, 6, p. 339). L’écologie profonde a été critiquée pour se focaliser sur la question de l’anthropocentrisme au détriment de l’androcentrisme et, plus généralement, d’avoir négligé une lecture sociale et politique davantage attentive aux diverses formes de domination.

[xiv]Abram, D. (1996) The spell of the sensuous, New York and Toronto, First Vintage Books Edition (Préface d’Isabelle Stengers et Didier Demorcy).

[xv]Abram, D. (2014) ‘On Depth Ecology’, The Trumpeter, 30.

[xvi]Naes, A. (2017) Une écosophie pour la vie. Introduction à l’écologie profonde, Paris, Editions du Seuil, p. 313.

[xvii]Larrère, C. (2017) ‘L’écoféminisme ou comment faire de la politique autrement’, Multitudes, 67, 29-36.

[xviii]Hache, E., op. cit.

[xix]Cela n’a pas été compris par une grande partie des féministes de l’époque, notamment par les féministes matérialistes françaises, qui ont accusé les écoféministes d’essentialisme (c’est-à-dire de l’idée qu’il existerait une nature féminine par essence – et, à l’inverse, d’une nature masculine en soi).

[xx]Hache, E., op. cit.

[xxi]Ici ce n’est pas la biologie qui est en cause mais bien les lois et leur corollaire de déterminisme. En effet, il ne s’agit pas de contester les liens qui unissent les humains à la la «nature » mais bien une conception de la nature comme étant régie par des lois. Or, comme le note Stengers, les évolutions de l’écologie scientifique amènent à un effacement de la notion de loi au profit des notions de processus, d’évènements, de métamorphoses,… Selon ce nouveau point de vue, il ne s’agit plus de comprendre un comportement comme étant « déterminé par », « résultante de ». Le qualificatif  « naturel » se décharge de sa connotation mécanique et déterministe. Voir Stengers, I. (2019) Résister au désastre. Dialogue avec Marin Schaffner, Marseille, Wildproject.

[xxii]Ne pas dénigrer l’intime c’est d’ailleurs aussi veiller à ne pas dénigrer les registres discursifs qui, telle la poésie, permettent de l’aborder. A cet égard, Carlassare montre comment la critique essentialiste adressée à l’écoféminisme culturel « participe d’une bataille au sein de l’écoféminisme pour maintenir les pratiques discursives hégémoniques en privilégiant les régimes de connaissance matérialistes plutôt qu’intuitifs et spirituels » (Carlassare, E., op.cit, p. 339). Paradoxalement, le recours au qualitatif « essentialiste » engendrerait marginalisation et effacement de la différence.

[xxiii]King, Y. (2016) ‘Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution’, In Hache, E. (ed) Reclaim. Recueil de textes écoféministes. Paris, Cambourakis.

[xxiv]Derzelle, I. & Luyckx, C. (2017) ‘Quatre clés pour entrer dans la danse’, Etopia.

[xxv]A ce propos, voir également la notion d’« éthique de l’immanence » de Starhawk et sa distinction entre intégrité intime et autorité externe (Starhawk, op. cit., p. 84).


Laura Silva Castañeda est chercheuse in-terre-dépendante. En tant que docteure en études du développement et sociologue de l’environnement, elle a étudié le phénomène des accaparements de terre en mettant en lumière les oppressions et réductions à l’œuvre dans divers dispositifs de gouvernance foncière et de conservation environnementale. De retour à des terrains proches, géographiquement et éthiquement, elle s’intéresse aujourd’hui aux mouvements sociaux qui placent l’intime au cœur de l’écologie tels les mouvements de l’écologie profonde et de l’écoféminisme. Elle prend part à ces mouvements notamment comme facilitatrice d’ateliers de Travail qui Relie, approche développée par Joanna Macy.

Remerciements

Cet article a bénéficié des commentaires exigeants, enthousiastes et très stimulants de Bénédicte Allaert, Jérémie Cravatte, Emeline De Bouver, Isabelle Delforge, Julien Didier, Delphine Masset, Danielle Ruquoy et Vincent Wattelet.

Credit image de couverture : © MerakiLabbe2020 (merakkilabbe.ca)

Premières bourses « racines et pollens » délivrées par la fondation Mycelium

Premières bourses « racines et pollens » délivrées par la fondation Mycelium

Après plus d’un an de conception du projet, la Fondation Mycelium a pu finalement réaliser sa première distribution de bourses « Racines et Pollens », qui sont des bourses ponctuelles d’un montant variable (aux alentours d’entre 5 000 et 10 000€)!

Cet appel a recueilli beaucoup de demandes d’une grande qualité et émanant de divers collectifs et associations connues ou nouvelles, ce dont nous nous réjouissons! Face à ce grand nombre de demandes, le CA de la fondation a décidé de libérer 75 000€ et pas 35 000€ comme initialement prévu, ce qui a permis au conseil d’octroi de financer les initiatives suivantes : le réseau belge d’Ecopsychologie, le Climate Justice Camp, le Poisson sans Bicyclette, Construire un Déclin, Feros, « Bâtir une île et élever des palmiers« , Monnaie Libre, les Amis de la Terre, Communa, l’Université du Nous et la Cité s’invente.

Plus d’informations sur les projets soutenus seront disponibles dès la sortie du site web de la fondation Mycelium et un nouvel appel à financements sera lancé d’ici le mois de septembre, restez donc aux aguets!

Pour rappel, ces bourses sont destinées à soutenir des projets « œuvrant à la création, la défense et le développement de sociétés tournées vers le soutien de toutes les formes de vie humaine et autre qu’humaine », en accord avec la vision générale du projet Mycelium et l’éthique de la fondation Mycelium.

Plus spécifiquement, la Fondation Mycelium cherche à soutenir des projets qui permettent de créer plus de liens au sein et entre nos mouvements, qui développent des visions audacieuses ou radicales, qui explorent les marges de nos mouvements et/ou qui ne peuvent pas facilement bénéficier d’autres sources de financement, publics ou privés. Ces fonds peuvent être délivrés à une organisation, un collectif ou directement à une personne, en étant au service d’un ou plusieurs projets collectifs.

Pour plus d’informations, vous pouvez également consulter le ROI (en cours de finalisation) de la Fondation et poser vos questions à boursefondation@mycelium.cc.

Black Lives Matter : pour les écologistes, le silence ne doit plus être une option

Black Lives Matter : pour les écologistes, le silence ne doit plus être une option

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Face à l’indignation généralisée causée par la mort de George Floyd et aux mobilisations importantes ayant lieu aux États-Unis et dans le monde, nous voulons questionner le silence de beaucoup de mouvements écologistes au sujet des questions de racisme et de violences policières. Plus qu’un soutien timide, il est nécessaire selon nous que les mouvements écologistes apprennent à se positionner sur ces questions et à prendre part activement à la lutte contre le racisme, mais sans y voler la place des personnes concernées. Voici pourquoi.

Vous avez difficilement pu rater l’information : le 25 mai dernier, George Floyd était assassiné à Minneapolis par un policier le maintenant à terre jusqu’à l’étouffer et le tuer. Ce crime n’est malheureusement qu’un seul cas parmi un longue liste de personnes noires tuées aux États-Unis par la police, après Breonna Taylor, Tony McDade, Ahmaud Arbery et bien d’autres avant elles et eux.

Mais celui-ci a été le déclencheur d’une vague d’indignation et de protestation très forte aux États-Unis, où d’énormes manifestations et mouvements de révolte ont lieu dans plus de 300 villes américaines dans les 50 états. Au nom du slogan et du mouvement Black Lives Matter, ces millions de personnes demandent que justice soit faite et que cessent les crimes répétés et impunis contre des personnes noires, qui font face à un risque d’homicide par la police beaucoup plus élevé que le reste de la population.

Alors que de très nombreux mouvements sociaux à travers le monde ont montré  leur soutien au mouvement Black Lives Matter, on peut observer un silence assez important dans les mouvements écologistes, peu habitués à parler de violences policières ou de racisme systémique. Pourtant, nous pensons que rester silencieux.se.s face à ces questions n’est plus une option, y compris lorsque notre engagement social se concentre sur les questions écologiques et peut-être surtout pour cette raison.

Derrière un soutien de façade, la difficulté à réellement prendre position

Beaucoup de militant.e.s écologistes se considèrent « progressistes », se proclament en soutien d’une plus grande égalité et contraires aux idéologies racistes et suprémacistes. De même, les mouvements écologistes ne sont en général pas considérés a priori comme étant hostiles à la lutte contre le racisme, hormis des franges conservatrices ou réactionnaires dont il ne faut pas nier l’existence et la capacité de nuisance.

Pourtant, il est encore souvent compliqué d’obtenir des prises de position claires au sein de beaucoup de mouvements et d’organisations écologistes ou environnementalistes et les personnes qui tentent de faire bouger les lignes font souvent face à des arguments tels que « ce n’est pas notre priorité principale », « ça risque de diviser nos membres »,  « l’écologie doit être un combat pour tout le monde », « c’est évident qu’on n’est pas racistes » ou encore « oui c’est important, mais la réelle urgence c’est le changement climatique ».

Le débat en restera souvent là, surtout quand la question n’est soulevée qu’à l’occasion d’événements faisant la une de l’actualité, tels que la mort de Georges Floyd ou des insultes lors d’un festival de musique, puisque, depuis la perception des personnes qui n’en font pas l’expérience, en-dehors de ces événements épisodiques, le racisme n’existe pas au jour le jour.

Selon nous, plus qu’un problème de priorité dans l’agenda, il apparait à travers ces attitudes que nos mouvements sont en fait au mieux ignorants ou au pire mal à l’aise avec la question du racisme, quand il ne contribuent pas eux-même à invisibiliser la lutte antiraciste comme lors de l’action « Occupy for Climate » organisée en dernière minute le même jour que la manifestation nationale contre le racisme, en mars 2019. On peut aussi y déceler la peur d’offusquer une partie de nos bases militantes, qui se pense sans doute ouverte d’esprit mais qui sera vexée lorsqu’on aborde le privilège lié au fait d’être blanc.he ou aura des difficultés à concevoir l’importance de combats antiracistes actuels, tels que la dénonciation du racisme derrières des figures folkloriques et carnavalesques, le démontage de statues glorifiant l’histoire coloniale de la Belgique ou la lutte contre les violences policières auxquelles sont confrontées les personnes racisées (c’est-à-dire qui sont victimes de racisme).

L’écologie sans l’antiracisme, un non-sens

En choisissant de ne pas parler de cette question, nous nous tirons pourtant une balle dans nos pieds écologistes, car nous ne comprenons pas à quel points les causes écologistes, décoloniales et antiracistes sont liées à leurs racines, pour trois raisons au moins.

Premièrement, quand nous critiquons les modèles de développement capitalistes et fondés sur la croissance comme étant les principaux responsables des crises écologiques, nous oublions trop souvent que le capitalisme n’a pu mener une telles entreprise de destruction qu’en étant étroitement lié à la colonisation et l’exploitation de peuples et des territoires hors de l’Europe. Malcolm Ferdinand rappelle ainsi dans son essai « une écologie décoloniale » à quel point il est important de comprendre que les racines de la destruction écologique se trouvent dans le développement d’un « habiter colonial » de la terre, qui réduit la terre, les femmes et les populations non-blanches à l’état d’objets pour se permettre de les exploiter. La colonisation a engendré la déforestation des forêts tropicales, l’exploitation de millions d’êtres humains, le développement de monocultures intensives et a posé les bases actuelles de la mondialisation. Pour justifier cette entreprise de domination, il fallait aussi un argument civilisationnel, et c’est à ce moment que le racisme moderne a été construit comme un système de valeur permettant de justifier la domination et l’exploitation des populations réduites en escalavage. 

Deuxièmement, par son ambition universaliste, l’écologie (et encore plus les mouvements de luttes climatiques) se veut une cause qui concerne l’entièreté de la population, puisque nous serions  « tous dans le même bateau » face aux catastrophes écologiques et climatiques. Cette lecture de la situation se veut certes altruiste, mais elle occulte le fait que les catastrophes écologiques frappent toujours plus vite et plus fortement les populations paupérisées et marginalisées, à l’échelle du monde et au sein de chaque pays ou région. Cela inclut les femmes, les personnes LGBTQI+, les populations indigènes,…ainsi que les personnes non-blanches, en particulier noires. Les effets du racisme sont structurels et multiples et affectent la santé physique, la santé mentale, l’accès aux études, à un emploi, à un logement décent, et à un espace public non-menaçant. Tous ces facteurs renforcent très fortement la vulnérabilité des personnes racisées, qui souffrent avant d’autres de canicules, de pénuries alimentaires, de la sécheresse ou encore des traumatismes psychiques causés par ces catastrophes, qui sont renforcés par les traumatismes issus du racisme . Nous devons donc comprendre que lutter contre les effets destructeurs de  futures catastrophes écologiques passe dès maintenant par la lutte contre la marginalisation et l’exclusion de groupes sociaux entiers, y compris en Belgique.

Enfin, il est aisé de constater que les mouvements écologistes sont très majoritairement composés de personnes blanches de classe moyenne et supérieure. On entend souvent que cette homogénéité sociale serait due au manque d’intérêt des personnes non-blanches, qui ne partageraient pas la même conscience écologique (par un argument issu du racisme culturel) ou parce qu’elles auraient d’autres sujets de préoccupation plus urgents (ce qui serait en fait déjà complètement légitime). Or, de récentes enquêtes menées aux États-Unis montrent que les personnes non-blanches se déclarent en général plus préoccupées par les questions environnementales que les personnes blanches. En réalité, avoir des difficultés à obtenir un emploi ou un logement décent n’empêche pas de se soucier de la qualité de l’air qu’on respire, ces questions peuvent au contraire se renforcer.  Si des personnes intéressées par les questions écologistes ne se retrouvent pas dans nos mouvements, cela signifie que s’y perpétuent des mécanismes d’exclusion et le fait de ne pas vouloir aborder plus clairement les questions de racisme y contribue sans doute. Ce faisant, nos mouvements se coupent d’une partie entière de la population et de ses revendications, maintenant de fait une division bien plus profonde que celle qui serait causée par une discussion inconfortable sur le racisme dans un mouvement majoritairement blanc.

« Ne pas être raciste ne suffit pas, il faut être antiraciste »

Reste maintenant à savoir comment les mouvements écologistes peuvent se rendre activement solidaires de la lutte antiraciste et comment le faire de manière juste, notamment sans reproduire eux-mêmes de dominations qu’ils cherchent à combattre.

Précisons d’abord de ce dont on parle quand on parle de racisme. La plupart des personnes le définissent comme l’expression explicite de haine, de rejet ou de supériorité envers une personne du fait de sa couleur de peau ou de son origine et c’est souvent la notion qui nous a été enseignée, à l’école par exemple. Dans cette optique, la solution privilégiée pour lutter contre le racisme est avant tout d’affirmer l’égalité de toutes les personnes et de rappeler qu’il n’existe pas de races biologiques et donc qu’il n’y a aucune justification à nous traiter différemment selon notre origine ou notre couleur de peau. Cette conception universaliste de l’antiracisme juge nécessaire d’effacer la notion de race pour mieux la combattre et il est d’ailleurs courant de rencontrer des militant.e.s « progressistes » qui refusent d’être assigné.e.s à une appartenance raciale (blanche le plus souvent), qui proclament « ne pas voir les couleurs » ou être des citoyen.ne.s du monde.

Néanmoins, cette conception est de plus en plus jugée insatisfaisante par les personnes subissant le racisme, car en proclamant l’égalité (comme un but déjà atteint) et en effaçant la notion de race, elle en vient à empêcher de nommer le racisme et favorise le déni des dominations toujours existantes. Elle ne permet pas non plus d’analyser les questions de racisme sous un angle systémique, c’est-à-dire en prenant en compte le fait que le racisme ne se limite pas à des actes de haine ou d’agression individuelles, mais inclut aussi des formes collectives, culturelles, institutionnelles ou légales de racisme, qui existent toujours malgré le fait que le racisme soit officiellement condamné par la loi. Par exemple, la faible présence de personnes noires dans les médias, le taux d’emploi plus faible à diplôme égal ou le taux plus élevé de personnes noires tuées par la police sont des manifestations du racisme systémique. Ces formes de racisme sont souvent bien plus complexes à identifier et à combattre, d’autant plus qu’elles peuvent se perpétuer malgré nos bonnes volontés individuelles.

C’est pourquoi il est nécessaire de renouveler notre conception du racisme et de l’antiracisme, pour y inclure la conscience que des siècles de racisme institutionnalisé ne peuvent être effacés d’une seule loi : nous évoluons toujours dans une société raciste, qui organise une hiérarchie entre les personnes, selon leurs traits physiques (ainsi que leur nom ou d’autres caractéristiques reconnaissables) et qui accorde aux personnes perçues comme blanches le statut de norme supérieure, au contraire des personnes perçues comme non-blanches. Cette hiérarchie s’exerce aussi entre les personnes non-blanches et place, partout dans le monde, les personnes noires au plus bas de l’échelle. Si seule une petite minorité de la population croit encore aujourd’hui au concept de race biologique, nous devons reconnaitre que la « race sociale » est une réalité sociologique qui détermine notre société, à travers ses références culturelles, ses normes de beauté, son organisation économique, son système d’éducation ou encore son humour.

On comprend alors que, comme le rappelle puissamment Angela Davis, « dans une société raciste, il ne suffit pas d’être non-raciste, nous devons être antiraciste ». Ceci nécessite un travail actif de déconstruction de mécanismes sociaux, culturels, institutionnels et de schémas inconscients en nous. Dans cette optique, rester silencieux.se.s face aux dominations raciales qui existent dans la société nous rend de facto complices de ces dominations puisque personne ne peut être neutre ou hors du jeu dans une société raciste :  c’est un système qui conditionne l’ensemble de la société et qui nous assigne tou.te.s à des places, dominantes ou dominées.

Prétendre s’extraire seul.e de ce système n’est qu’une illusion réservée aux personnes qui ne subissent pas le racisme et le chemin commence par le fait de reconnaître que, en tant que membres du groupe dominant, nous portons tou.te.s en nous du racisme, puisqu’il est impossible d’évoluer dans une société en étant imperméables à ses normes.  Il s’agit donc d’un chantier qui concerne l’ensemble de la société et appelle toutes ses composantes à prendre leurs responsabilités, même quand nous estimons déjà « ne pas contribuer au racisme ». Voici quelques pistes de réflexion qui peuvent guider nos mouvements dans cette tâche :

  • Agir dans nos propres mouvements et balayer devant notre propre porte, avant de nous féliciter de notre antiracisme à l’extérieur. Comme déjà écrit, un travail important doit être fait pour identifier et combattre les freins multiples empêchant des personnes noires (et non-blanches en général) de se sentir légitimes, comprises et à l’aise dans les mouvements écologistes. Ceci passe par une réflexion sur nos pratiques, mais aussi sur nos discours qui abordent très souvent les questions écologiques depuis le regard des personnes blanches uniquement. Cela passe aussi par le fait d’être conscient.e.s de l’histoire coloniale et raciste des premiers mouvements environnementaux, pour mieux comprendre en quoi aujourd’hui nous pouvons encore développer une vision coloniale de l’écologie, et par la lutte contre les mouvements réactionnaires et racistes se revendiquant de l’écologie. Le privilège blanc se marque entre autre par le fait que des personnes blanches qui parlent de racisme seront plus facilement écoutées par d’autres personnes blanches, ce qui contribue à invisibiliser la voix des personnes concernées par leur propre lutte. Tout en donnant la parole tant que possible à des personnes racisées dans nos mouvements pour lutter contre cette invisibilisation (et pas que pour parler de racisme), nous avons aussi la responsabilité de soulever ces questions dans les espaces où il n’y a que des personnes blanches.
  • Nous solidariser de mouvements antiracistes en cherchant une juste place. Beaucoup de mouvements existants en Belgique menés par des personnes concernées, tels que les mouvements pour les  droits des sans-papiers (privés de droits humains fondamentaux du fait d’une politique migratoire raciste, faut-il le rappeler), les mouvements de lutte contre les répressions policières, des mouvements visant à mieux faire connaître la mémoire coloniale ou à former au militantisme décolonial peuvent avoir besoin de soutien, d’autant plus qu’ils sont en général très mal financés (il est très difficile en Belgique pour une organisation en majorité non-blanche d’obtenir des financements publics), ont un plus faible accès aux médias et font face à des réactions racistes plus violentes lors de leurs actions. Néanmoins, nous devons faire attention à nos réflexes paternalistes ou de « sauveur blanc » et penser à des formes de solidarité qui ne soient pas faites pour nous mettre en avant et voler ainsi la lutte aux personnes premièrement concernées. Cela signifie entre autres de vérifier qu’en cas d’actions de solidarité, ou d’alliances entre plusieurs organisations, les personnes non-blanches disposent bien du leadership et de la capacité de décision stratégique, étant celles qui seront touchées par les potentiels bénéfices de l’action ou en payer le coût s’il y a un retour de bâton. Dans un récent post sur les réseaux sociaux, Aïda Yancy, militante noire antiraciste, queer et féministe, dénonçait le danger de l’alliance performative en expliquant que les premiers appels à manifester au nom de Black Lives Matter en Belgique ont été lancés par des personnes non-noires, éblouies par la visibilité soudaine de cette cause mais qui, en agissant sans concertation avec les personnes concernées, invisibilisent les organisations noires impliquées depuis de nombreuses années sur ces questions et ne mesurent pas le risque que représente pour les personnes noires une telle manifestation non autorisée en période de confinement.
  • Questionner nos notions souvent simplistes de violence et de non-violence.  La question de la non-violence est assez centrale au sein de beaucoup de mouvements écologistes, de même qu’au sein de beaucoup de mouvements antiracistes. Toutefois l’idée de non-violence peut exprimer des choses très différentes d’une personne à l’autre, d’un mouvement à l’autre et on a pu voir ces derniers mois des mouvements écologistes être critiques envers les stratégies utilisées par d’autres mouvements sociaux, tels que les gilets jaunes ou ici lors des manifestations aux États-Unis. Comme le note Juliette Rousseau, la non-violence ne doit jamais s’envisager comme un impératif moral fixe et détaché des violences systémiques que nous subissons ou dont nous profitons, selon qu’on fait partie d’un groupe dominé ou dominant. Ainsi, juger de la violence de mettre le feu à du mobilier urbain, sans vouloir regarder la violence quotidienne infligée à des personnes pauvres ou racisées, nous cantonne à une vision de la non-violence au service de l’ordre social en place, comme nous le rappelle aussi Starhawk. Cette position est d’autant plus violente, quand nous le faisons au nom de leaders de luttes antiracistes ou anticoloniales, tels que Rosa Parks ou Martin Luther King, en ne retenant qu’une lecture simpliste de leurs propos et en oubliant qu’iels étaient actif.ve.s dans des mouvements plus larges, qui développaient différentes stratégies de lutte. Le discours théorique binaire sur violence et non-violence doit donc laisser la place à des discussions ouvertes sur les différentes stratégies, leurs risques et opportunités, en gardant toujours à la conscience que la répression policière et judiciaire sera toujours plus dure envers les personnes racisées, ce qui nécessite de leur donner une voix prépondérante dans ces discussions.
  • Questionner la police, dans son fonctionnement, mais aussi dans son rôle. Comme le révèle l’assassinat de Georges Floyd et bien d’autres avant lui et après lui, les violences policières sont au cœur de la problématique du racisme. Les violences policières ne peuvent être  résumées à des actes individuels de dérapages commis par quelques « pommes pourries » comme on l’entend trop souvent. Si ces violences n’étaient le fait que de quelques individus isolés, elles auraient été condamnées et stoppées depuis longtemps et ces actes ne peuvent être commis à répétition que parce qu’il y a une impunité et un silence de la part des collègues, de la hiérarchie et de la société. Nous devons donc interpeller l’institution policière dans son ensemble, ainsi que les autorités politiques qui la dirigent, pour entamer un travail de déconstruction du racisme au sein de la police (qui s’exerce d’ailleurs aussi envers les personnes racisées y travaillant). Néanmoins, cette réflexion sera toujours insuffisante si nous n’y incluons pas également une réflexion plus fondamentale sur les rôles et outils de la police. Comme le démontrent magistralement Assa Traoré et Angela Davis, la police est fondamentalement construite comme une organe répressif au service d’un système de justice carcéral, qui reproduira toujours des dominations d’ordre raciales ou  sociales. Angela Davis estime que « ce dont il s’agit, c’est de penser l’abolition de la police en tant que mode de sécurité », ce qui nous oblige à penser des modes de sécurité non militarisés qui nous protègent réellement tou.te.s, dans une perspective antiraciste, mais aussi féministe et anticapitaliste.
  • Explorer les croisements féconds entre analyses antiracistes, décoloniales et écologistes. Reconnaître la profonde imbrication de ces questions permet d’ouvrir à des champ fertile d’analyses et à de nouvelles perspectives de lutte. C’est ce que fait le mouvement de justice environnementale, créé à la fin des années 80 aux États-Unis, qui met à jour un racisme environnemental en montrant que les communautés non-blanches sont plus exposées à des environnements pollués ou toxiques et voient leurs revendications à un environnement sain moins entendues que les communautés blanches. Malcolm Ferdinand quant à lui propose de penser de manière commune les luttes écologistes et les luttes décoloniales, pour penser la « double fracture » environnementale et coloniale. Il nous invite à envisager des manières de « faire-monde » entre « celles et ceux qui, humains ou non-humains, trouveront des formes de vie et d’action qui rassemblent, contre toute éthique coloniale ou esclavagiste ». Ces analyses sont encore trop peu connues et diffusées dans l’espace francophone et il est nécessaire de soutenir plus de recherches dans ce domaine, en étant à nouveau attentif.ve.s à ce qu’elles ne soient pas menées que par des personnes blanches.

Ce ne sont ici que des premières pistes d’action, qui impliquent pourtant déjà beaucoup de travail et de questionnements. Tant d’autres choses méritent d’être écrites et nos mouvements majoritairement blancs ont un énorme déficit de connaissance et de pratique en ce qui concerne les questions antiracistes ainsi que sur les croisements entre écologie et questions raciales, ce qui doit nous encourager à continuer à nous documenter et nous questionner, surtout quand nous ne subissons pas directement le racisme. N’oublions pas à ce sujet qu’avoir le choix de nous éduquer sur les questions de racisme est en réalité un privilège, face à toutes les personnes qui n’ont pas eu le choix de l’apprendre à travers leurs corps et les violences physiques et mentales subies depuis leur naissance. Faisons-en donc bon usage.

Ecrit par Julien Didier

Merci à Bénédicte Allaert, Betel Mabille et Marc Decitre pour leur relecture attentive et leurs remarques très pertinentes.

Pour continuer la réflexion :

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