Quelques pistes de réflexion et invitations pour les mouvements écologistes
A travers cet article, le cercle cœur de Mycelium veut partager quelques éléments de réflexion à destination des mouvements écologistes et sociaux sur la pandémie du Covid-19, sur la manière dont cet événement bouscule ou au contraire renforce nos réflexions politiques et sur les revendications que portent nos mouvements. Cette note veut nous aider à « nous orienter », c’est-à-dire nous donner quelques repères, quelques indications et points de vue qui peuvent guider nos actions dans les prochains mois. Nous ne prétendons certainement pas être exhaustifs, mais plutôt pointer certaines lignes de force et aussi nommer des points encore aveugles de nos réflexions actuelles.
Un tel confinement met à l’épreuve les mouvements sociaux du fait de nombreuses situations d’urgence à traiter (pour les syndicats, les services sociaux, les collectifs autonomes de solidarités,…) et du fait de la difficulté de se réunir et de s’organiser. Il est plus difficile de libérer du temps pour produire une analyse critique de la situation, à rassembler les informations sur les situations de terrain et pour élaborer des mobilisations. Pendant un certain temps, nous ne pourrons par exemple pas manifester massivement dans les rues et de nombreux autres modes d’action seront aussi rendus difficiles ou impossibles. Tandis que les mouvements sociaux sont en train d’essayer de s’adapter à ces réalités, il nous parait nécessaire de trouver des moyens de nous faire toujours les relais des besoins sociaux qui s’expriment, ce qui doit nous pousser à être d’autant plus attentif.ve.s, à chercher à voir clair durant cette période et à orienter nos actions de manière choisie.
Il s’agit bien sûr de garder une humilité et une curiosité, sans prétendre tout savoir, ou savoir exactement quoi faire, quand ou comment le faire, même si la situation actuelle donne raison sur de nombreux points à un grand nombre de revendications historiques des mouvements sociaux.
Nous proposons cette orientation en trois parties : penser le pendant comme préfiguration de l’après, porter d’autres récits pour des futurs désirables et enfin orienter un redéploiement vers des sociétés du soin et de la résilience.
1. Penser le pendant de la pandémie comme préfiguration de l’après ou l’idée que « l’après » est déjà là.
Depuis le début de la phase aigüe de la pandémie du Covid-19 et de l’implémentation de mesures de confinement dans les pays Européens, on peut lire de très nombreuses tribunes invitant à se saisir de l’opportunité d’une telle crise pour « penser l’après-pandémie comme radicalement différent de l’avant-pandémie » et imaginer dès maintenant les fondations de nouveaux systèmes politiques, économiques et sociaux, plus en accord avec les exigences écologiques de notre temps notamment. Ce genre de réflexion est logiquement très populaire dans de nombreux mouvements écologistes, qui se réjouissent d’ailleurs parfois des effets collatéraux « positifs » des mesures du confinement, sur les niveaux de pollution, sur la qualité de l’air, sur les espaces laissés à des espèces animales sauvages.
Si nous estimons que ces réflexions sont fondamentales (et nous y reviendrons dans les deuxième et troisième partie), nous estimons qu’elles pêchent souvent par une vision encore trop idéalisée de « l’après » et déconnectée des réalités brutales du présent. Dans la mesure où nos sociétés vont devoir apprendre à vivre avec un tel virus et que les prochaines semaines et mois vont être marquées par un déconfinement très progressif et intermittent, l’idée même d’un « jour d’après » identifiable et détaché des enjeux sociaux hérités du confinement ne fait pas sens.
On pourrait dire en ce sens que le jour d’après a commencé le premier jour du confinement, que nous y sommes déjà et que, si cette pandémie a provoqué quelques effets positifs et temporaires sur la pollution atmosphérique ou la vie animale sauvage, la période actuelle se marque surtout par de nombreuses souffrances sociales et économiques, pour les personnes directement impactées par la maladie mais aussi de manière beaucoup plus large dans la société. La pandémie agit en ce sens bien plus comme un révélateur des injustices et vulnérabilités existantes, que comme un agent magique permettant de faire table rase du passé.
Certaines de ces conséquences se marqueront pendant plusieurs mois ou années (paupérisation accrue de certains groupes sociaux, aggravation de maladies chroniques, aggravation de la santé mentale avec notamment une augmentation des troubles de stress post-traumatique, des dépressions et suicides, …). Ces souffrances augmenteront encore de manière plus grave si les réponses données à la nouvelle crise économique se basent sur plus d’injustice sociale et d’exploitation du vivant pour « rattraper le retard » et maintenir le système actuel en place.
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Penser le pendant à partir des fragilités et des vulnérabilités de nos sociétés
Nos mouvements doivent donc s’ouvrir à au moins deux perspectives : (1) acter les fragilités systémiques de notre monde et ce que cela peut signifier pour les années et décennies à venir ; (2) œuvrer, à partir de nos terrains respectifs, à une prise en compte accrue de toutes les vulnérabilités sociales et de la manière dont elles se marquent, entre autres dans les hôpitaux, les maisons de repos, les prisons, les centres fermés, les logements exigus et/ou insalubres, ainsi que pour les personnes sans-abris, toxicomanes, handicapées, sans revenu stable ou les personnes isolées de manière générale1.
Toutes ces vulnérabilités se marquent plus durement encore pour les femmes ainsi que pour les minorités sexuelles et de genre (LGBTQI+), plus souvent victimes de violences familiales et conjugales, dont l’accès aux soins est parfois menacé, ou qui doivent assurer une charge éducative accrue alors que les emplois de soin principalement assurés par les femmes se révèlent essentiels au fonctionnement de notre société2. Ces vulnérabilités se marquent également par la stigmatisation accrue de groupes sociaux déjà marginalisés précédemment : du racisme anti-asiatique vécu lors des premières semaines, on est passé à une stigmatisation des personnes vivant dans des quartiers populaires et majoritairement racisées, accusées de ne pas respecter les mesures de confinement aussi bien que le reste de la population. Cette stigmatisation se marque aussi par une recrudescence importante des violences policières, sous prétexte de contrôle des mesures de confinement, qui ont mené à de nombreux contrôles abusifs et violents et ont provoqué jusqu’à la mort d’un jeune homme à Bruxelles, dans un quartier soumis à une telle pression policière3.
Toutes ces questions doivent selon nous être mises plus au centre également des mouvements écologistes et environnementalistes car elles nous montrent bien à quel point aucune catastrophe écologique passée, en cours et à venir n’affecte nos vies de manière uniforme, sans distinction de classe, de genre, de race ou d’autres facteurs de marginalisation ou d’exclusion. Pour bien penser la résilience de nos sociétés, nous devons donc se penser à partir des effets écologiques et sociaux combinés des catastrophes dont nous voulons nous protéger. Ces questions actuelles nous semblent très importantes pour le « futur » car elles préfigurent ce qui se passera de manière plus intense dans les prochaines années et décennies : nos réponses doivent trouver leur pertinence dès maintenant et conditionnent les capacités d’adaptation et de résilience de nos sociétés face à de tels événements futurs.
2. Porter d’autres récits durant et après la pandémie
Cette crise est une occasion importante pour montrer les limites et les effets destructeurs de certains systèmes économiques et sociaux. La pandémie ne résoudra pas ces dommages, au contraire comme nous l’écrivons plus haut, elle renforce les vulnérabilités et injustices déjà présentes. Cette exacerbation peut toutefois agir comme un déclencheur et rendre rapidement illégitime certaines logiques en place, au profit d’autres récits, que portent les mouvements écologistes et sociaux et qui trouvent toute leur pertinence aujourd’hui. Il est donc important d’assumer de manière claire et audacieuse nos visions.
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Porter un discours proactif et pas réactif sur la réorientation vers des sociétés post-croissance et tournées vers le soin
Il est important d’affirmer clairement que les régimes de croissance actuels ne protègent plus la société des crises sanitaires et écologiques que nous vivons et allons vivre, au contraire. A revers de discours pro-croissance comparant le confinement à la décroissance, nous suggérons de revendiquer justement une société qui n’aligne plus ses actions sur les indicateurs de croissance économique, mais qui se donne d’autres boussoles, centrées sur des indicateurs de bien-vivre dans notre société, sur la réduction de ses points de vulnérabilité, sur ses fonctions essentielles. La période actuelle est une opportunité très importante pour démontrer à quel point les richesses de la société résident dans des actions essentielles tournées vers le soin, la fourniture de services de base. Cela signifie entre autres de soutenir ces secteurs dans leurs revendications et dans leurs mobilisations à venir. Cela signifie aussi de participer à mettre en débat plus largement ce qui constitue des activités essentielles ou destructrices (au contraire du gouvernement qui en a fait une liste fermée durant le confinement et qui a, ensuite, considéré que tous les secteurs actuellement actifs devaient redémarrer). Au vu des immenses chantiers qui nous attendent (faciliter la régénération du vivant, pallier partiellement à la descente énergétique, …) se demander comment délégitimer les activités destructrices et aider à leur reconversion vers des activités essentielles.
Il nous semble également très important de ne pas laisser opposer les mesures à prendre d’un point de vue sanitaire à une nécessité floue et englobante de « sauver l’économie » : il s’agit bien de parler au contraire des conditions de vie concrètes des personnes et de la manière dont nous pouvons ou non orienter les activités économiques et de l’état au service de leurs besoins4. Nous avons la démonstration très concrète que nos sociétés peuvent se réorganiser rapidement pour prioriser des taches essentielles de maintien de la vie, il est important de s’en saisir pour dénoncer en creux la vacuité des politiques néolibérales et capitalistes des dernières décennies, qui ont promu une croissance très inégalitaire et pauvre en bien-être social.
Enfin, nous devons en tant que mouvements écologistes et sociaux nous questionner sur la place que nous voulons donner à la culture et à l’art dans ces temps troublés. Ces secteurs sont ceux qui seront le plus longtemps maintenus à l’arrêt et, au-delà des dommages très importants que ce confinement va leur causer, nous devons questionner l’absence totale de réflexion des acteurs publics sur l’arrêt de ces activités. Plus que jamais nous avons besoin de penser, faire sens, nous relier durant de telles catastrophes et le fait que ces secteurs aient été relégués au rang d’activités non-essentielles sans autre forme de réflexion doit nous pousser à en affirmer l’importance fondamentale et notamment de se préoccuper de manière prioritaire de la survie de ces secteurs après la pandémie5.
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Pratiquer l’écologie depuis les marges
Cette épisode est aussi une occasion concrète pour mettre en acte l’idée selon laquelle pratiquer l’écologie consiste avant tout dans le fait de prendre soin dès maintenant de la société là où elle est la plus vulnérable, de ses composantes (humaines et non humaines) les plus marginalisées et fragilisées, d’apprendre à prendre soin de la vie sous toutes ses formes – ce qui constitue la meilleure manière de prévenir les catastrophes écologiques à venir.
Cette pandémie nous apprend donc une fois de plus qu’aucune catastrophe ne répand ses effets de manière neutre dans nos sociétés et elle nous pousse à ancrer plus fortement nos pratiques et discours écologistes dans des réflexions issues de mouvements qui croisent les questions écologistes avec des enjeux de dominations systémiques.
Les approches écoféministes, qui croisent les perspectives de dominations patriarcales et d’exploitation du vivant, nous semblent une source d’inspiration très importante dans cette période, car elles permettent notamment de remettre la question du soin (soin de nos relations, soin dans nos sociétés, soin du vivant) au centre, comme une tâche importante qui incombe à la société toute entière et pas à assigner uniquement aux femmes dans des métiers mal payés. Leur capacité à penser les questions de reliance, d’espoir et de désespoir, ainsi que de dépassement des dualités nature-culture ou humain-non-humain nous sont aussi très précieuses en cette période où un acteur non-humain montre sa capacité de perturbation radicale de nos systèmes humains6.
Regardons aussi du côté des penseur.e.s qui croisent les réflexions écologistes aux dénonciations des dominations néo-coloniales ou racistes, à travers les propositions d’écologie décoloniale ou d’étude du racisme environnemental. Ces réflexions permettent de réaliser à quel point les questions sanitaires sont liées à des histoires coloniales, que ce soit à travers la destruction d’espaces écologiques favorisant l’apparition de nouveaux virus ou à travers la mort de populations entières suite à la diffusion de nouveaux virus dans des populations non-immunisées7. Elles nous invitent à voir aujourd’hui comment la pandémie révèle notre inégal accès à la santé, à un environnement sain : les statistiques ethniques et raciales aux Etats-Unis et au Royaume-Uni (absentes en Belgique et en France) révèlent un taux de décès dû au coronavirus deux fois supérieur chez les personnes noires et d’origine asiatique que les personnes blanches8, tandis que des populations indigènes aux Etats-Unis et au Brésil se retrouvent très menacées face à cette pandémie et des gouvernements ouvertement hostiles à leurs droits9.
Enfin, une telle pandémie nous force à repenser la place et la voix que notre société accorde aux personnes malades et handicapées ou désignées comme telles. La dégradation des conditions écologiques de vie se traduira par une augmentation de maladies (dont les maladies respiratoires), impactera toujours plus notre santé mentale et se marquera plus durement sur les personnes dont la santé et la condition physique et mentale sont déjà plus fragiles. Ceci doit nous montrer que penser la résilience de nos sociétés face aux catastrophe écologiques se pense aussi à travers la manière dont nous traitons dans nos sociétés les personnes vues comme malades, handicapées ou invalides, et la valeur que nous leur attribuons. Les témoignages rapportant le mauvais traitement réservé aux personnes âgées et handicapées durant cette pandémie doivent à ce sujet nous alerter et les revendications des mouvements anti-validistes (cherchant à déconstruire le rôle privilégié et les qualités attribuées aux personnes vues comme valides) méritent un intérêt plus marqué des mouvements écologistes10 .
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Revendiquer une démocratie plus vivante et pas confinée
Comment évitons-nous que le principe de la démocratie ressorte délégitimée de certaines crises ? Il nous parait important d’affirmer que ce n’est pas la démocratie qui aurait été inefficace durant cette crise, au contraire : les régimes autoritaires par le monde se sont montrés les moins efficaces dans la gestion de cette crise et, en Belgique, nous avons perdu beaucoup de temps avant que les autorités publiques n’écoutent enfin (un peu) les personnels de santé. Les travailleuses et les travailleurs (donc, les personnes qui connaissent les outils, leurs forces et leurs faiblesses, les besoins et les possibilités), ainsi que les personnes au contact du terrain de manière générale, doivent être au centre dans l’élaboration des mesures de crise et non à la marge.
La composition des nombreuses « task force » gouvernementales, restreintes aux milieux économiques au côté d’experts médicaux a été dénoncée et doit continuer à l’être. Par ailleurs de nombreuses initiatives émanant de diverses composantes de la société civile ont demandé à être plus consultées, notamment dans le cadre de la stratégie de déconfinement et pour penser les mesures post-pandémie11, nous devons continuer à porter ce message et combattre l’idée d’une gestion purement technique d’un point de vue économique et médical d’une telle crise.
3. Revendiquer un redéploiement vers des sociétés du soin, de la justice et de la résilience
A partir de ces deux premières étapes, le chemin s’ouvre pour penser les suites de la crise sanitaire à moyen ou long terme, guidées par une mise au centre des questions de soin (incluant le soin de nos écosystèmes), d’une recherche de justice sociale et d’une plus grande résilience de nos sociétés.
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Anticiper la conjonction d’une telle crise avec d’autres risques systémiques (écologiques, économiques, sociaux,…)
La crise actuelle a complètement capté notre attention, souvent au détriment des basculements écologiques et climatiques en cours. Or, ces derniers ne constituent pas une crise, il n’y a pas de « retour à la normale » possible en la matière, pas de vaccins. Si tout le monde a presque oublié l’épisode terrible des mégafeux en Australie au moins de janvier, cela signifie sans doute que nous ne pensons pas encore la possibilité que de telles catastrophes soient conjointes, ou que nous n’osons pas y penser. Or une telle éventualité est du domaine du probable et la conjonction de telles catastrophes fait peser un risque de vulnérabilité plus accru encore que leur simple addition : comment par exemple imaginer un tel confinement en période de canicule ou de sécheresse et de restriction d’eau dans une grande ville ? Comment penser les zones de secours débordées en période de tempêtes répétées ?
Les mouvements écologistes sont sans doute parmi les mieux placés pour penser de tels risques et donc pour anticiper les mesures à prendre d’urgence en cas de tels événements. Il apparait donc nécessaire de se pencher beaucoup plus concrètement sur de tels scénarios, afin de pouvoir en limiter le pouvoir destructeur par une action rapide, anticipatrice et démocratique. Le pouvoir en place a, en partie, fait la démonstration de son incompétence et impréparation. On peut supposer qu’une partie conséquente de la population décidera malgré tout de continuer à déléguer les mesures à prendre à ce pouvoir gestionnaire, mais ce ne sera pas le cas de tout le monde et les initiatives qui tentent à renforcer une culture de l’autogestion, de reconquête des communs, seront primordiales pour la suite.
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Anticiper de potentielles crises alimentaires
Sans que la situation ne soit aujourd’hui critique dans nos régions, la crise actuelle met en lumière la fragilité des chaines d’approvisionnement alimentaire, du fait entre autres de leur dépendance aux échanges internationaux, aux transports rapides, de produits mais aussi à la force de travail de travailleur.e.s migrant.e.s. Les revendications des mouvements paysans (dont la relocalisation et diversification de la production, le soutien à l’agroécologie plutôt qu’à l’agrobusiness, l’accès à la terre et aux semences, l’annulation de certaines dettes, la simplification administrative, la sortie des traités de libre-échange, l’interdiction de la spéculation alimentaire, …) sont on ne peut plus actuelles et il est important de s’inspirer de leurs propositions pour penser dès aujourd’hui des systèmes alimentaires plus résilients et justes. Cela signifie de continuer à lutter contre la destruction des dernières terres cultivables et d’aider les « Brigages d’Action Paysannes » 12 à soutenir des paysan·en·s qui en ont besoin et renforcer les initiatives de coopératives en circuits courts, de ceintures alimentaires13 et de réseaux de semences autonomes.
Anticiper les crises alimentaires qui pourraient subvenir signifie de ne pas s’en remettre à l’improvisation dans une économie qui fonctionne presque sans stocks stratégiques. Ceci passera nécessairement par une relocalisation de la production et une redéfinition des échanges internationaux, vers plus de réciprocité et moins d’exploitation néocoloniale des ressources et d’une main d’oeuvre surexposée – voire esclavagisée. En ce sens, il est de notre responsabilité d’empêcher les multinationales basées dans nos régions de continuer à pratiquer les accaparements de terres, de faire répudier les dettes des pays du Sud global par nos États et d’entamer des mesures de réparation pour la dette écologique et historique.
Mais nous devons penser les crises alimentaires aussi depuis le côté de la consommation et pas uniquement de la production. Pour l’instant, ce n’est pas le manque d’aliments mais le manque de revenus qui crée des émeutes de la faim dans des pays comme l’Afrique du Sud ou le Venezuela. En Belgique aussi, les plateformes de lutte contre la pauvreté alertent sur le risque d’aggravation des situations de pauvreté et en France, ou en Italie ou en Espagne, les systèmes d’aides alimentaire font déjà ace à une demande bien plus massive qu’habituellement14.
Comme dans d’autres pays qui ont vécu des crises alimentaires, un système de subsides aux biens de première nécessité (mesure d’utilité publique que le FMI demande systématiquement de supprimer lorsqu’il intervient dans un pays pour « l’aider ») doit donc être pensé. Une réquisition des productions et surtout des moyens de production (dont la terre et les machines) doit être envisagée. Les prix de ces biens doivent pouvoir être plafonnés – en prenant bien sûr en compte l’évolution des coûts de production – et ce dès maintenant, sans attendre une potentielle crise alimentaire. L’éventualité d’un rationnement équitable ne doit pas être laissée à la seule initiative de la grande distribution, mais bien pensé depuis la collectivité, en coordination avec des acteurs de la société civile, dans des « task force » réellement représentatives de la diversité de la société et de ses besoins.
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Mettre en place des mesures de sécurité sociale universelles et de protection des travailleur.se.s
Bien que de nombreuses mesures sociales aient été prises depuis le début du confinement, il est très aisé de constater que beaucoup de personnes ne bénéficient pas de telles mesures, tant les situations sociales (artistes, travailleur.se du milieu culturel, personne travaillant dans l’économie informelle, personnes sans-papiers, travailleur.se du sexe, …) sont multiples et pourtant durement affectées par un tel épisode. Ceci montre évidemment l’importance de mesures sociales les plus universelles possibles et de l’automatisation des droits, qui concernent toutes les personnes présentes sur le territoire, et pas uniquement y résidant officiellement et légalement.
De telles mesures, qu’il s’agisse de droits sociaux individualisés et étendus, d’accès à des biens et services de base, d’un revenu contre la pauvreté ou d’un revenu de base inconditionnel, doivent être pensées dans la durée, tant pour faire face à d’autres crises ou chocs, que pour faciliter la réorientation d’un grand nombre de personnes, dont les emplois sont liés à des activités néfastes écologiquement ou socialement, vers des activités bénéfiques à la société. De telles mesures ne doit par contre pas servir de prétexte à des « assouplissements » du droit du travail, conduisant à une précarisation des travailleur.se.s, ni à une destruction de la sécurité sociale (remplacement du chômage et de la pension financés via les profits par un revenu de base financé via les impôts), mais doit bien permettre un rapport de force plus favorable qu’actuellement dans les relations de travail, qui favorise des choix d’activité plus libre pour les travailleur.se.s.
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Réclamer une régularisation des personnes sans-papiers
Si la question des migrations et du statut des personnes demandeuses d’asile et sans-papiers était déjà brûlante ces dernières années, l’actuelle pandémie a encore révélé à quel point elle doit être au centre de l’agenda de nos mouvements. D’un côté, cette pandémie a révélé à quel point nos économies, et en particulier l’agriculture, dépendait d’une main d’oeuvre exploitable et très peu chère, fournie par des personnes migrantes, légalement ou illégalement, présentes de manière saisonnière ou permanente. D’un autre côté, elle nous rappelle à notre interdépendance radicale par le fait que toute politique de santé publique face au coronavirus doit s’adresser à l’entièreté de la population si elle veut être efficace. Nos États ne peuvent donc plus ignorer la situation sanitaire de personnes laissées sans droits sur son territoire. L’Italie et le Portugal ont déjà annoncé des mesures de régularisation importantes, ce qui invite à revendiquer de telles mesures en Belgique, guidées par une approche de droits humains, plutôt qu’un opportunisme économique cynique. Une large coalitition d’acteurs vient d’ailleurs de lancer la campagne « contre le virus, la régularisation c’est maintenant »15
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Se prémunir contre une nouvelle période d’austérité post-pandémie
Si aujourd’hui les vannes sont grandes ouvertes à tous les niveaux de pouvoir pour financer des mesures de crises, les discours avertissant « qu’il faudra rembourser et faire des efforts » par la suite se font déjà entendre.
Il est très important de combattre dès aujourd’hui le discours selon lequel, passé le pic de la crise sanitaire (et ses possibles « répliques »), c’est la réduction du déficit public par des mesures d’austérité qui sera la nouvelle priorité. Il ne peut en être ainsi, quand le rôle des services publics réapparait essentiel aux yeux de tou.te.s et que les dégâts considérables de l’austérité qui a suivi la crise financière de 2008 (entre autres dans les soins de santé) sont dans toutes les mémoires.
Ainsi les règles budgétaires européennes actuellement suspendues ne peuvent être rétablies telles quelles. Alors que le retour à l’austérité sera présenté comme une conséquence naturelle de la crise sanitaire par les acteurs néolibéraux, trop peu de discours se font encore entendre sur la nécessité de modifier radicalement nos différents systèmes de contributions à la collectivité. Entre autres choses, il est plus que nécessaire – entre autres pour des raisons écologiques – d’instaurer des minimums et des maximums (qu’il s’agisse d’accès aux biens et services, de niveaux revenus ou d’accumulation de patrimoine). En ce qui concerne les sauvetages d’entreprises (financières ou non) à venir, ceux-ci ne peuvent être inconditionnels et doivent se faire sur base de critères sociaux et environnementaux. Les injections de capital par la collectivité doivent se traduire par une prise en main de l’orientation de ces entreprises.
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Ne pas tout relancer…
Il nous semble enfin que la période actuelle est à la fois la pire et la meilleure pour poser la question de la réduction ou de la fin de certaines activités économiques non-désirables d’un point de vue écologique et social, comme le suggère entre autres Bruno Latour 16. L’arrêt d’un grand nombre d’entre elles offre pourtant une fenêtre d’opportunité qu’il serait dommage de ne pas chercher à saisir, d’autant plus que de grosses entreprises en difficulté financière font l’objet d’aides massives d’Etat ou de nationalisations. La question se pose certainement pour les compagnies aériennes, dont la croissance d’activité extravagante est sans mesure face à la nécessité de réduire ce mode de transport. Ce moment très particulier peut être aussi l’occasion de marquer un coup d’arrêt à de grands projets industriels ou commerciaux, ne correspondant pas au type d’économie dont nous avons besoin.
Par Julien Didier et Jérémie Cravatte
1Voir le recensement des situations sociales « oubliées » sur le site Coronavirus, les oublié.e.s
2Voir notamment « le confinement, miroir grossissant des inégalistés entre femmes et hommes » (article RTBF), « pour une prise en compte du genre dans le déconfinement et l’après-crise Covid19 »(tribune collective) et « Les jeunes LGBT victimes collatérales de la crise du Covid19 » (article komitid)
3Voir notamment la page Facebook « Quarantine Watch » qui reporte les cas de violences policières durant le confinement et « Des interventions policières plus violentes en ces temps de confinement? » (article RTBF)
4Voir notamment « Ce que le confinement nous apprend de l’économie » (article Mediapart)
5Voir notamment «Madame Wilmès, pour le secteur culturel, cette crise est déjà une catastrophe!» (Carte blanche Le Soir)
6Voir notamment « Coronavirus : le capitalisme est exsangue, vive l’écoféminisme » (Tribune Regards.fr) et « Discussions confinées : raconter l’après-pandémie grâce à l’écoféminisme » (Podcast par Sophie Hustinx, Julien Didier et Delphine Masset).
7Voir notamment « Colonialism in Africa helped launch the HIV epidemic a century ago » (Article Washington Post), « Coronavirus, Colonization, and Capitalism » (Article Common Dreams)
8Ce taux plus élevé s’explique en partie par leur plus forte présence dans des métiers exposés (commerce, livraison de repas, soins de santé) ainsi que par des facteurs de santé structurels plus dégradés. Voir notamment « British BAME Covid-19 death rate ‘more than twice that of whites’ » et « Le coronavirus semble frapper démesurément les Noirs aux Etats-Unis » (Article Voaafrique).
9Voir notamment « ‘We are on the eve of a genocide’: Brazil urged to save Amazon tribes from Covid-19 » (Article The Guardian) et « Virus rips through Navajo Nation » (Article New-York Times)
10Voir notamment « Coronavirus: les femmes handicapées s’expriment « contre leur invisibilité » » (Article RTBF) et « Coronavirus, validisme et darwinisme social » (Article Le Poing).
11Une revue de ces initiatives est reprise dans cet article publié par Associations 21
12https://brigadesactionspaysannes.be/
14 Voir notamment « Sans aides financières directes, les ménages les plus pauvres basculeront dans le vide » (Carte Blanche) et « Covid-19: comment éviter une catastrophe sociale pour les plus pauvres? » (Article Mediapart)